Une victoire à haut risque: le Spartak de Moscou face à Béria

Le 12 Juillet 2018 à Moscou, l’équipe de France de football remportait sa deuxième coupe du monde, après avoir vaincu la Croatie. Le lendemain les joueurs célébraient la victoire devant plusieurs milliers de supporters en liesse rassemblés le long de la plus belle avenue du monde. A part quelques grincheux pour critiquer le jeu « chirurgical » de l’équipe de France, le pays tout entier était tombé sous le charme de ces joueurs. Il y a plus de 80 ans une autre équipe tout aussi talentueuse, le Spartak de Moscou …

… remportait une finale à Moscou pour la plus grande joie de ses supporters. Cette joie était cependant loin d’être partagée par les autorités de l’époque et cette victoire eut des conséquences terribles pour leurs joueurs vedettes.

Après leur prise de pouvoir en 1917, renforcée par leur victoire dans la guerre civile en 1922, les Bolcheviks abolissent la propriété privée et installent en Russie le premier régime communiste de l’histoire de l’humanité. Au début des années 20, les clubs de sport, encore indépendants jusque-là et considérés comme des résidus insupportables de l’ancienne société bourgeoise sont démantelés et réorganisés autour des institutions phares du nouveau pouvoir, pour coller à l’idéal soviétique. Ainsi l’armée rouge dispose-t-elle de son club, le CSKA. La police politique, le NKVD1, finance le Dynamo, dont les plus célèbres équipes sont celles de Moscou, Tbilissi, Minsk ou encore Kiev. Face à ces clubs, véritables bras armés des puissantes organisations du régime soviétique, le Spartak fait presque figure de club indépendant.

Club de quartier créé en 1921, la Société Sportive de Moscou et plus tard Krasnaya Presnia, dont les joueurs vedettes sont les frères Starostin (Nikolaï, Andrey, Alexander et Pyotr), profite de la NEP (courte période d’économie semi capitaliste) pour devenir quasi professionnelle. Au fil des victoires, les frères Starostin deviennent des célébrités à l’échelle de l’URSS, aussi bien payées que les haut-dirigeants du parti communiste et bien plus populaires. Avec le retour du communisme dur à la fin des années 20, les frères Starostin se placent sous la protection du chef du Komsomol2, Alexandre Kosarev, et en 1935 l’équipe prend le nom de Spartak de Moscou3. N’étant pas directement rattaché à une des grandes institutions soviétiques, le Spartak apparaît comme le club de la population. Être supporter du Spartak sous Staline dans les années 30 est à peu près la seule façon de contester le régime communiste sans trop prendre le risque d’être envoyé au Goulag. Cependant les triomphes de l’équipe des frères Starostin suscitent la jalousie des autres clubs, et le Spartak est accusé de malversation, ou, pire encore, d’introduire la « morale bourgeoise » dans le sport soviétique, le tout sous fond de rivalité majeure avec le Dynamo l’autre grand club soviétique de la période, le club du NKVD2.

En 1938 le Spartak remporte le doublé championnat et coupe. L’année suivante, après avoir de nouveau remporté le championnat, toujours devant le Dynamo Moscou, le Spartak élimine le Dynamo Tbilissi en demi-finale de la coupe d’URSS puis bat le Stalinets de Leningrad, 3-1 en finale. C’en est trop pour Beria, chef du NKVD et président d’honneur du Dynamo Moscou, qui conteste le résultat de la demi-finale et exige que la rencontre soit rejouée, alors que la coupe a déjà été décernée au Spartak.  Le 30 Septembre 1939, les deux équipes rejouent la demi-finale, que le Spartak remporte de nouveau, conservant son titre. Une humiliation pour Béria ! Le déclenchement de la deuxième guerre mondiale, sauve sans doute le onze du Spartak de la déportation. Mais l’intermède sera de courte durée.

Moins de trois ans plus tard, Beria ordonne l’arrestation des frères Starostin, qui ne disposent plus du soutien de leur ami Alexandre Kosarev, le chef du Komsomol, fusillé en 1938 lors des grandes purges. Ils passent alors plus de 10 ans dans différents Goulag de Sibérie et ne sont libérés puis réhabilités qu’après la mort de Staline. Béria, est arrêté puis fusillé sans jugement en 1953 tandis que Nikolaï Starostin devient président du Spartak de Moscou.

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1: Police politique, issue de la Tchéka créée en 1917 pour combattre la « contre-révolution » et installer la terreur rouge, afin de « sauver la révolution.

2: Union des jeunesses léninistes communistes.

3: Société sportive comprenant le club de l’union des fabricants de produits alimentaires et l’ensemble des syndicats des travailleurs.

Source : Spartak Moscow : a history of the people’s team in the worker’s state, Rober Edelman, 2009, Cornell University Press.